En ce joli matin du mois de mai 1955, plusieurs milliers de personnes sont rassemblées sur le pont qui relie Persan à Beaumont ainsi que sur les deux rives de l'Oise. Des sauveteurs en barque se tiennent prêts en cas d'accident. A quatorze mètres au-dessus de l'eau, le funambule Fabien Traber et son jeune frère s'apprêtent à traverser la rivière sur un fil long de cent-vingt mètres. Ils sont les doublures de Robert Dalban et Jacques Moulières pour la réalisation d'une séquence qui les voit jouer les funambules au-dessus de l'Oise.
Pour le film, le fil-de-fériste doit faire semblant de perdre l'équilibre à plusieurs reprises, le jeune garçon assis à califourchon sur ses épaules. Cet exploit nécessite quatre jours de tournage et plus de cent-cinquante figurants – dont de nombreux Beaumontois –, censés jouer des spectateurs assistant à cette traversée peu banale, depuis une fête foraine se déroulant sur le quai Edith-Cavell. Jean Gabin regarde la scène, enfoncé dans son fauteuil de toile, insensible à la foule qui va et vient autour de lui, un béret basque enfoncé jusqu'aux oreilles.
« Tiens, je me rappelle en 14, j'ai vu sauter ce pont-là, c'était pas beau, raconte-t-il à un journaliste. J'habitais Mériel à cette époque. Ma sœur y est toujours. J'y retourne de temps en temps. Dis donc, l'équipe de football existe-t-elle toujours ?
- Bien sûr, répond le chroniqueur.
- J'avais un pote, Saint-Paul, je me demande ce qu'il est devenu. Il doit y avoir beaucoup de personnes à Méry et à Mériel qui se souviennent de moi. Je suis arrivé à l'âge de quinze jours en 1904. Mon instituteur à Mériel, c'était le père Duvernois. Son petit-fils doit bien habiter dans le coin...
Puis, après la communale, j'ai travaillé à Persan et à Montataire, dans des usines. »
Le visage tendu, chacun des membres de l'assistance retient son souffle. Le producteur est doublement angoissé. Cette acrobatie, qui durera cinq minutes à l'écran, coûte à elle seule 2,5 millions de francs et il est préférable de ne pas la recommencer. Trois caméras sont utilisées pour prendre des plans variés. Or, au milieu des prises de vue, deux appareils s'arrêtent subitement de fonctionner, nécessitant de refaire la très chère scène. Les acrobates doivent traverser l'Oise une deuxième fois, sans la moindre anicroche cette fois.
Béret sur la tête, assis sur sa chaise de comédien, Gabin assiste à l'exploit sans broncher. Puis, la traversée mise en boîte, il félicite les deux équilibristes à leur descente du mât et les invite à partager son déjeuner. Mais, obligé de suivre un régime très sévère pour incarner un svelte conducteur de camion dans son prochain film, il se contentera – à son grand désespoir – de les regarder manger. Un supplice !
Quelques mois après le tournage, le 8 février 1956, la Commission municipale de solidarité de Beaumont-sur-Oise organise une soirée de gala au profit des anciens. Le film est précédé d'un concert de l'orchestre Jazz club de Beaumont. Les résultats financiers de la séance permettront à la Municipalité et au Bureau d'aide sociale de distribuer cent kilos de charbon à plus d'une centaine de déshérités de la commune.
Le bref séjour à Beaumont a revêtu pour Gabin l'aspect d'un pèlerinage, un retour sur les lieux de la sa jeunesse.